La vérité politique - Grégoire Chamayou

Publié le par sophie

 

«Vous êtes tous frères dans la Cité, leur dirons-nous (…), mais le Dieu qui vous a formés a fait entrer de l’or dans la composition de ceux d’entre vous qui sont capables de commander.» Nous sommes tous frères par la terre, mais les Dieux, dans leur fabrication, nous ont faits différents : les dirigeants sont faits d’or, le peuple, d’une matière vulgaire. Les uns sont faits pour commander, les autres pour obéir. C’est un mensonge. Et celui qui le profère le reconnaît d’ailleurs volontiers. Platon, dans la République, théorise avec cet exemple la nécessité du mensonge politique, du «noble mensonge» que les gouvernants font et doivent faire aux gouvernés. Un mensonge, donc, sur les fondements de l’inégalité, un mensonge «sociologique» destiné à faire accepter au peuple la monopolisation du pouvoir politique par une petite minorité.

Historiquement, le mensonge politique se présente comme un mensonge asymétrique : le père peut mentir à ses enfants, le mari à son épouse, le maître à ses esclaves, le chef d’Etat à ses sujets, mais pas l’inverse, sous peine de sanction, de punition sévère. Les chefs peuvent mentir, mais eux seuls : «A toute autre personne le mensonge est interdit, et nous affirmerons que le particulier qui ment aux chefs commet une faute de même nature, mais plus grande, que le malade qui ne dit pas la vérité au médecin, que l’élève qui cache au pédotribe ses dispositions physiques, ou que le matelot qui trompe le pilote sur l’état du vaisseau.»

Privilège du mensonge d’un côté, obligation absolue de véracité de l’autre : on a là un schéma typique de double morale - ce qui vaut pour nous ne vaut pas pour vous, faites ce que je dis mais pas ce que je fais.

Ce privilège souverain du droit de mentir se fonde paradoxalement sur un monopole supposé de la vérité politique - ce que l’auteur d’un Art du mensonge politique, faussement attribué à Jonathan Swift, exprimera ironiquement de la façon suivante : «Chacun est en droit d’exiger que ceux de sa famille lui disent la vérité, afin de ne pas être trompé par sa femme, par ses enfants ni par ses domestiques : mais il n’a aucune espèce de droit sur la vérité politique ; et le peuple n’est pas plus en droit de vouloir être instruit de la vérité, en matière de gouvernement, que de posséder de grands biens.»

Le paradigme de prédilection pour ces théories du «noble mensonge» est celui du médecin : un médecin peut mentir à son patient pour son bien, et ceci parce qu’il sait la vérité, y compris la vérité sur les effets de son mensonge. Un poison, savamment dosé, peut devenir médicament, mais l’usage d’une telle substance doit être réservé à des mains expertes. Cette conception paternaliste, qui se plaît à présenter le politique menteur sous les traits du médecin bienfaisant, masque cependant mal le fait que le noble mensonge est d’abord et surtout le mensonge des nobles, au service de leurs intérêts.

Il faut être renard, mais renard masqué

A des oligarques encore trop naïfs qui prêtaient publiquement serment de tout faire pour spolier le peuple, Aristote donnait ce conseil de toujours feindre au contraire servir l’intérêt général : «Dans les oligarchies, les oligarques devraient prétendre favoriser les intérêts du peuple.» Plutôt que de jurer benoîtement «je serai malintentionné envers le peuple (…), ils devraient, au contraire, concevoir et feindre des sentiments tout opposés». Pour se conserver, un pouvoir politique de classe doit masquer sa véritable nature. Leçon pour hommes d’Etat débutants, que les oligarques contemporains ont bien eu le temps d’apprendre, même s’ils ont encore parfois la langue qui fourche. Car un pouvoir qui dirait trop souvent, comme Eric Woerth s’exclamant à la radio : «J’ai lancé toutes les procédures au contraire pour renforcer la fraude fiscale»(1),ou Nicolas Sarkozy commentant à la télévision le sentiment répandu qu’«au fond [il] fait une politique pour quelques-uns et pas pour tous. Si les Français croient ça, et ils ont raison de le croire, je dois en tirer les conséquences immédiates» (2), ne tiendrait sans doute pas très longtemps.

C’est que l’art de la tromperie politique implique que l’on n’en laisse jamais rien paraître. Le prince doit manier la ruse mais «ce qui est absolument nécessaire, insiste Machiavel, c’est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l’art et de simuler et de dissimuler». Il faut être renard, mais renard masqué. Toujours avoir l’air sincère, mais ne l’être jamais. Tout un art des apparences et du leurre, qui forme le savoir-faire secret du souverain, l’arcane de son empire. Les «arts de gouverner» qui se développent à la Renaissance présentent ainsi le mensonge politique comme un stratagème, une ruse de guerre fondée sur un impératif de conservation du pouvoir et sur le postulat anthropologique d’une scélératesse universelle. Si le prince ne trompait pas, c’est lui qui serait trompé. La politique se conçoit alors comme une guerre civile larvée, dans laquelle l’arme du mensonge prend le relais des armes tout court. Ce que d’Alembert résumera par cette formule : «L’art de la guerre (…) est l’art de détruire les hommes, comme la politique est celui de les tromper.»

Aucune obligation de dire la vérité à ses ennemis

Mais face à de tels princes, la résistance au pouvoir d’Etat peut-elle à son tour recourir à l’arme du mensonge ? Pour toute une tradition d’inspiration théologique, on ne saurait combattre le feu par le feu. Saint Augustin interdit le mensonge de façon absolue, même face à un pouvoir persécuteur. Un innocent, condamné à mort par les autorités, se réfugie chez vous, ses poursuivants sont à ses trousses, ils frappent à votre porte. Avez-vous le droit de leur mentir pour le sauver ? Non : le mensonge «donne la mort à l’âme, on ne peut donc le commettre pour sauver la vie temporelle à qui que ce soit». Que faire alors ? Il faudrait répondre comme Firmus, évêque de Thagaste, aux émissaires de l’Empereur : «Je sais où se trouve celui que vous cherchez, mais je ne vous le dirai pas.» Ni mentir ni trahir. La solution au dilemme passe par une résistance héroïque, par un courage de la vérité. Dans cette conception, que Kant réactualise à sa manière dans son débat avec Benjamin Constant sur «un prétendu droit de mentir par humanité», l’interdiction du mensonge demeure absolue et universelle. Peu importe l’interlocuteur, peu importent les conséquences, il ne faut jamais mentir, et ceci parce que l’impératif de véracité est un devoir envers soi-même.

Or c’est précisément ce point que contestent, au XVIIe siècle, certains théoriciens du droit naturel. Pour Grotius et Pufendorf, la véracité n’est pas une obligation universelle, mais au contraire un devoir variable, qui dépend de celui à qui l’on s’adresse. Pour savoir si l’on a le droit de mentir, il faut commencer par se demander : à qui doit-on la vérité ? Dans cette tradition, comme le résume Constant, «dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité.» Aucune obligation, donc, de dire la vérité à ses ennemis : «L’obligation de s’entre-communiquer ses pensées, rappelle Pufendorf, n’a point lieu entre ceux qui sont en guerre (…) on peut donc, sans se rendre coupable de mensonge, dire quelque fausseté à son ennemi.» La situation d’hostilité délie les sujets de leur obligation de vérité morale. L’usage de la force étant déjà permis, on peut a fortiori user de la ruse.

Les auteurs qui théoriseront par la suite un mensonge de résistance, un droit de mentir à l’usage des opprimés, reprendront cette matrice : lorsque la politique prend la forme d’une guerre civile, d’un antagonisme radical, on peut légitimement mentir pour se défendre. La théorie du mensonge guerrier est alors remobilisée afin de se réapproprier, contre le monopole souverain, un art de mentir pensé comme ruse de combat. On ne doit pas la vérité à ses oppresseurs. «La juste défense de la patrie, d’un père, d’un ami, de nous-mêmes contre les embûches d’un ennemi, d’un tyran, des méchants, rend le mensonge très légitime», écrit au XVIIIe siècle le matérialiste d’Holbach.

Dans les années sombres du XXe siècle, Trotski revendique à son tour l’usage du mensonge comme arme de résistance face aux régimes nazi et stalinien : «La lutte à mort ne se conçoit pas sans ruse de guerre, en d’autres termes sans mensonge et tromperie. Les prolétaires allemands peuvent-ils ne point tromper la police de Hitler ? Les bolcheviks soviétiques manqueraient-ils à la morale en trompant la Guépéou ? [administration chargée de la sécurité de l’Etat soviétique entre 1922 et 1934, ndlr]» Aux accusations d’immoralisme, la contre-morale révolutionnaire répond par le refus «d’admettre les normes de morale établies par les esclavagistes pour les esclaves - et que les esclavagistes n’observèrent jamais eux-mêmes».

Dans ce type de critique radicale, révolutionnaire, la morale dominante elle-même apparaît comme un discours mensonger qui aboutit in fine à priver les opprimés des moyens du combat. Le message de cette double morale officielle, Malcolm X le résumait ainsi, pour mieux la contester : «Ne combattez que dans le respect des règles fondamentales établies par ceux contre lesquels vous luttez.» Or celui qui s’incline devant les règles fixées pour lui par son adversaire ne peut vaincre. Le mensonge de l’opprimé apparaît alors comme un acte d’autodéfense, premier pas pour la conquête d’une autonomie dans la lutte, où la réappropriation subalterne du pouvoir de mentir rejoint le refus du monopole étatique de la «violence légitime».

Que fait le mensonge au menteur ?

Le problème politique de l’usage du mensonge ne se dissout cependant pas dans la simple invocation d’un «droit» à l’employer. S’autoriser à mentir face à ses ennemis n’épuise pas la question de savoir ce que le mensonge fait au menteur. Hannah Arendt raconte l’anecdote médiévale d’un guetteur qui, ayant sonné une fausse alarme, fut le premier à se réfugier derrière les remparts pour se défendre des assauts d’un ennemi imaginaire. Le problème n’est pas seulement ici, comme dans l’histoire de l’homme qui criait au loup, que la crédibilité du menteur s’érode à force de mentir, mais aussi que celui-ci, emporté par le pouvoir d’une parole devenue autonome, perd progressivement les moyens de distinguer entre ce qu’il dit et ce qu’il pense, entre ce qu’il raconte et ce qu’il devrait s’efforcer de vérifier. Parce que la dynamique du mensonge annihile tendanciellement le rapport critique à soi-même, elle engendre une faiblesse stratégique. Hannah Arendt avait prévenu : «Dans le domaine politique, où le secret et la tromperie délibérée ont toujours joué un rôle significatif, l’autosuggestion représente le plus grand danger : le dupeur qui se dupe lui-même perd tout contact, non seulement avec son public, mais avec le monde réel, qui ne saurait manquer de le rattraper, car son esprit peut s’en abstraire mais non pas son corps.»

Cette leçon philosophique, un événement récent l’a rappelée. En France, en octobre, alors que les grèves battaient leur plein et que l’espoir était permis, les ministres se relayèrent dans les médias pour affirmer qu’il n’y aurait pas de pénurie d’essence. A la pompe, chacun pourtant pouvait constater le contraire. Les ministres mentaient-ils ? A leur crédit, ces gens-là récitaient peut-être sincèrement leur contre-vérité, celle rédigée pour eux par leurs «écrivants» sur des fiches bristol. Quoi qu’il en soit, ce jour-là, leur parole, leurs «éléments de langage» comme ils disent, se sont révélés factices, impuissants. Et ce jour-là aussi, tout le monde comprit ce qu’il nous restait à faire : ne pas leur demander de dire la vérité, chose qu’ils sont de toute façon incapables de faire, mais continuer à les faire mentir. Car pour faire apparaître un énoncé comme mensonger, on peut certes lui opposer des arguments, expliquer en quoi il ne correspond pas à la réalité, mais on peut aussi faire autre chose : transformer si manifestement le réel que les mots s’évaporent. Ce jour-là, fugacement, le réel avait changé. Et leur parole de propagande avait explosé comme une bulle de savon. Il est des moments où le mensonge politique tombe pour révéler ce qu’il est : sous des dehors de manipulation parfaite, une impuissance radicale, une inauthenticité ridicule.

(1) Grand Jury RTL, 26 août 2010. (2) Intervention télévisée du 24 avril 2008.

Par  Grégoire Chamayou, Chercheur au Cerphi, CNRS - ENS, Auteur de «Chasses à l’homme», la Fabrique, 2010.

in Libération des philosophes, 2/12/2010


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