Les labyrinthes du moi: le songe de Narcisse - Comte-Sponville
On peut partir de Narcisse. D'ailleurs, de quoi partirait-on? Il faut partir de soi, faute de mieux. Narcisse est notre "soi" à tous - plus beau sans doute, mais qu'importe? Il n'y a pas toujours de miroir.
On se trompe sur Narcisse. Sa faiblesse n'est pas de s'aimer. Ce serait là sa force, au contraire, s'il s'aimait vraiment, lui, lui-même. Car il n'est pas vrai qu'il faille se haïr, et Pascal, écrivant cela, est plus fou que ceux qu'il critique. L'amour de soi est sagesse, et c'est aussi vertu: s'il faut aimer son prochain comme soi-même, se haïr est une faute, et le commencement de l'égoïsme. Mais oui: tout occupé à se haïr, il n'a que faire d'aimer les autres. Autrui est un "moi" aussi... Et voyez chez Pascal comme tout s'enchaîne: puisque "le moi est haïssable", "il faut n'aimer que Dieu et ne haïr que soi". Folie, oui, folie de la croix, folie de la tristesse! Contre quoi, c'est Montaigne qui a raison, et plus encore Spinoza. Mais il n'est pas temps de monter à ces hauteurs, et le simple bon sens ici suffit. Toute haine est mauvaise, qui n'a de joie que dans la souffrance de ce qu'elle déteste. Haine de soi: masochisme. Allez chercher les fouets et les silices.
Mais Narcisse ne s'aime pas. Il est amoureux, voilà sa folie. Et comme tout amoureux, c'est une image qu'il aime. Nous en sommes tous là; du moins c'est la pente. Aimer une femme, ou un homme, est trop difficile. Il faut accepter tellement de différences, tellement de solitude... Le coeur s'y use. Même une "femme facile" résiste: le corps s'ouvre, mais l'âme, c'est autre chose. Il n'y a pas d'âme objet, voilà le point, parce que les objets n'ont pas d'âme. D'ailleurs, on n'en serait pas amoureux: le fétichisme est tout ce qu'on veut, mais pas un sentiment. Bref, on n'aime que des personnes, et les personnes sont difficiles à aimer. Aimables, mais difficiles.
Il reste alors les images. Plus aimables que les objets, moins dérangeantes que les personnes, plus complaisantes, plus faciles... Les jeunes filles en savent quelques choses, qui aiment la photographie mise au mur de leur chambre. Elles n'ont pas tort: elles commencent par le plus facile... Puis elles découvrent qu'on n'a même pas besoin de photographie, que l'image en soi qu'on porte (d'une vedette, d'un ami, d'un inconnu...) suffit. Les amants ne font pas autre chose, et Lucrèce disait bien que l'amoureux n'aime que des simulacres. Aimer quelqu'un, chacun le sait, c'est aimer l'image qu'on s'en est faite, image toujours déformée, embellie, transfigurée... Il y a du rêve dans l'amour, ou pas de passion; et c'est ce rêve d'abord qu'on aime, car la passion est idolâtre.
Donc Narcisse ne s'aime pas, mais son image. Etre aveugle l'eût guéri. Il est amoureux de soi, idolâtre de son reflet, de son double spéculaire. Lui aussi n'aime que des simulacres. Il s'aime "à la folie" et c'est bien dit: le contraire de la sagesse. Comme le dit justement Alain, l'amour-propre - dont Narcisse n'est que l'extrême passionné - est un amour malheureux. D'où ses larmes: "Hélas! L'image est vaine et les pleurs éternels!" Narcisse inaccessible, Narcisse mortel! "Entre la mort et soi, quel regard est le sien..." Oui, comme Tristan, Narcisse ne sait vivre qu'un "beau conte d'amour et de mort". Encore n'est-il que dans les contes, justement, dans les songes et les mensonges. La vie est différente, et nous sommes Narcisse sans sa beauté. Point de nymphes pour nous, point d'Echo que nos phantasmes. Narcisse laid qui se croit beau, chacun de nous, tel un nouveau Tristan qui serait son Iseut, a bu le filtre funeste, et s'aime sans raison d'un amour sans joie. Sans raison, sans joie, sans objet: on ne possède pas des simulacres, et l'image se défait dans l'onde qui frissonne. Comment le moi s'aimerait-il qui ne se connaît pas? A peine existe-t-il... Autant aimer un songe! Et c'est un songe en effet: le moi n'est rien que son prore rêve, que l'illusion de sa chère existence. Le narcissisme est amour de ce rêve, et rêve lui-même. Narcisse rêve en pleurant...
Chut! Ne le réveillons pas! Regardons-le dormir: il est si beau... Sa beauté est son piège, c'est vrai, mais aussi son excuse. Lequel d'entre nous y résisterait? Contemplons-le, admirons-le, comprenons-le... Et puis regardons-nous. Prenons la mesure de notre laideur, de notre invraisemblable banalité, de notre platitude. Ce corps trop mou, ce visage fade et triste, cette peau terne... Narcisse sans beauté, Narcisse sans grandeur, Narcisse sans excuses! Laissons-le dormir - puisqu'il n'existe pas- du sommeil profond des mythes. Et puis réveillons-nous.
André Comte-Sponville, in Traité du désespoir et de la béatitude, ed PUF