Paranoïa - Emmanuel Venet
Je ne peux faire taire une certaine tendresse pour la paranoïa. Bien sûr, en tant que citoyen je la fuis et en tant que psychiatre je la redoute, mais si je l'évoque in abstracto j'y vois la plus esthétique des maladies mentales. Belle, gratuite et aussi mystérieusement signifiante qu'une corrida. J'admire ses combats furieux contre le plaisir, les profils de bretteurs qu'elle grave à l'acide, la ravageuse inanité de ses charges. Sans doute parce qu'elle plonge ses racines dans une monstrueuse soif de justice, de pureté et de victoire, ce fonds commun de l'enfance que déçoit, défaite après défaite, la vie.
Pour son plus grand malheur, le paranoïaque exige la justice dans un monde où règne la loi. Alors il peste contre l'avocat qui a mal plaidé, contre le bâtonnier qui le couvre, contre le magistrat qui déboute, contre le procureur qui classe - et l'on sent bien qu'il n'a pas tort de s'acharner ainsi. On ne peut en vouloir au taureau d'être si têtu quand, dans l'arène, il se laisse prendre au piège de la muleta.
Cette évocation réveille quelques figures admirables: la crapule désoeuvrée qui trouve dans un mur mitoyen une mine de casus belli; l'hémorroïdaire acharné à se faire rembourser son papier hygiénique par la sécurité sociale; la bourgeoise inculte et teigneuse qui voit partout la main du contre-espionnage et s'arme contre des quidams; le spolié de trois sous qui écrit au Garde des Sceaux son intention de trucider un juge. Quelques mouvements de cape et ce petit monde vient plier le jarret à l'hôpital psychiatrique, où l'on cherche des compromis en prenant garde aux soubresauts.
En 1910, Freud écrit à Ferenczi cette phrase restée célèbre: "J'ai réussi où le paranoïaque échoue." Le reste de la lettre contient en germe le théorie de l'homosexualité inconsciente dans la paranoïa, que l'étude du président Schreber affinera l'année suivante. Mais à suivre de trop près le commentaire savant on s'aveuglerait sur l'évidence du message: Freud a arpenté les mêmes sentiers que les grands fous; à partir de 1910 il se sait rationnellement spéculatif, mais jusqu'alors il a eu peur d'être délirant. Nulle création, nulle pensée novatrice hors de ce chemin commun avec le psychotique. Il y a dans chacun de ces égarés qui échouent à l'asile un roitelet sans royaume et un génie sans oeuvre. Un Freud, un Beethoven, un Flaubert ou un Picasso - ratés, certes, mais parfois de peu.
E Venet, Précis de médecine imaginaire, ed. Verdier