Qu'est-ce qu'un salaud? - Comte-Sponville

Publié le par sophie

 

Les méchants n’existent pas ; les salauds sont innombrables. Voilà ce qu’il faut essayer de comprendre.

 

Qu’est-ce qu’un méchant ? On considère ordinairement que c’est quelqu’un qui fait le mal. Mais qu’est-ce à dire ? Le dentiste qui fait souffrir son patient ne fait pas le mal : il lui fait mal, certes, mais c’est pour son bien. Il n’est pas méchant ; il est tout au plus maladroit. Quant à l’individu qui cambriole une banque ou qui poignarde son rival, on peut accorder qu’il agit mal, qu’il fait le mal, même, mais est-il pour autant forcément méchant ? Je n’en crois rien. Il suit sa pente, il est emporté par son histoire, par la violence des temps ou de l’amour, par sa passion, par son désir, par sa colère, par sa souffrance peut-être… Il aurait préféré être aimé, plutôt que de tuer parce qu’il ne l’est pas ou plus… Les prisons sont pleines de braves gens qui ont mal tourné, qui ne sont pas devenus méchants pour autant. Combien de pauvres types derrière les barreaux ? Et combien de salauds en liberté ?

 

Si l’on peut faire le mal sans être méchant, c’est que la méchanceté tient moins au  contenu de l’acte  qu’à l’orientation de la volonté. C’est l’intention qui juge nos actions, disait Montaigne avant Kant, et ils ont raison tous les deux. Etre méchant, ce n’est pas seulement faire le mal ; c’est le vouloir. Et ce n’est pas seulement le vouloir (puisqu’on peut le vouloir dans  une bonne intention, comme le malheureux qui vole pour nourrir sa famille ou le terroriste qui tue pour une cause qu’il croit juste) ; c’est le vouloir en toute connaissance de cause, « en tant que mal », comme dit Kant, non comme moyen mais comme fin, donc dans une intention elle-même mauvaise. Etre méchant, c’est vouloir le mal pour le mal.

 

C’est pourquoi la méchanceté n’existe pas. Aucun voleur ne vole parce qu’il est mal de voler. Il vole parce qu’il est bon d’être riche. Aucun jaloux ne tue parce qu’il est mal de tuer. Il tue parce qu’il est bon de se venger ou d’éliminer un rival. Bref, on ne fait le mal que pour un bien, ou qu’on croit comme tel. Le mal, pour les humains, n’est qu’un moyen, jamais un but.

 

On m’objectera Hitler, qui semble le diable en personne. Mais la grandeur du Reich, « la solution finale » ou son propre pouvoir, pour lui, étaient des biens.

 

On m’objectera le sadique, qui prend plaisir à la souffrance d’autrui. Cela me serait plutôt une confirmation. S’il torture sa victime, ce n’est pas parce que la torture est un mal ; c’est parce que la souffrance de l’autre le fait jouir, et que son plaisir est son bien.

 

Cela donne la formule du salaud : non pas celui qui fait le mal pour le mal, comme serait le méchant, mais celui qui fait du mal à autrui pour son bien à soi. Les hommes ne sont pas méchants, explique Kant (faire le mal pour le mal serait diabolique, et les hommes ne sont pas des démons) ; mais ils sont mauvais ou, comme je préfèrerais dire, médiocres. En quoi ? En ceci qu’ils mettent l’amour de soi plus haut que la loi morale. Au lieu de ne tendre au bonheur, comme c’est légitime, que pour autant ils le peuvent sans manquer à leur devoir, ils ne font leur devoir, au contraire, que pour autant que ce n’est pas incompatible avec leur propre bonheur. C’est ce que Kant appelle « le renversement des motifs », qui institue « comme un mal radical inné dans la nature humaine ». Les hommes sont mauvais parce qu’ils soumettent leur devoir à leur bonheur quand c’est l’inverse qu’il faudrait faire. Ou pour le dire autrement, dans un langage plutôt évangélique que kantien : ils soumettent l’amour du prochain à l’amour qu’ils ont pour eux-mêmes ; ils ne tiennent compte d’autrui que dans la mesure où leur propre confort n’est pas compromis. « Que le cœur humain est creux et plein d’ordures ! » disait Pascal. C’est qu’il n’est rempli que de soi.

 

Le salaud, ce serait donc l’égoïste ? Point tout à fait ni seulement, car alors nous le serions tous. Tout salaud est égoïste  (même si cet égoïsme se masque derrière le dévouement à une cause ou à un Dieu), mais tout égoïste n’est pas un salaud. Le salaud, c’est l’égoïste sans frein, sans scrupule, sans compassion.

 

La saloperie n’est donc pas une question de nature mais de degré. Egoïstes, nous le sommes tous mais inégalement. Les salauds sont ceux qui le sont davantage que la moyenne, ou davantage que ce qui est considéré comme acceptable. Cela laisse une place à l’interprétation, aux différences de mesure, de point de vue ou d’évaluation. Tel sera un salaud pour l’un, qui ne sera aux yeux de l’autre qu’un égoïste ordinaire – voire un héros, peut-être aux yeux d’un troisième. Voyez Napoléon ou Pétain, Savonarole ou Lénine. Voyez ce petit caïd de banlieue, ou ce notable de centre-ville. Il n’y a pas de salaud absolu, ni pour soi. Ce serait le diable, et il n’existe pas.

 

Tous les hommes sont égoïstes, tous les hommes sont mauvais, comme dit Kant. C’est  ce que le mythe du péché originel, par ailleurs si choquant, contient de vérité humaine. Mais tous ne sont pas des salauds. C’est peut-être ce que signifient la grâce ou le salut.

 

Entre l’égoïste et le salaud, disais-je, la différence n’est pas de nature mais de degré. Essayons pourtant de la préciser. L’égoïste, c’est celui qui ne fait pas, pour autrui, tout le bien qu’il devrait. Le salaud, c’est celui qui lui fait plus de mal qu’il ne pourrait. On est égoïste par défaut, et salaud par excès. Excès de quoi ? Excès d’égoïsme, de violence, d’agressivité, de cruauté parfois… L’égoïste manque d’amour (il ne sait aimer que soi). Le salaud déborde de haine. C’est égoïsme encore, mais démultiplié. L’égoïste ne consent à rendre service à autrui que dans la mesure où cela ne compromet pas son propre bien-être. Le salaud va plus loin : il est  prêt à tout, pour son propre bien, même au pire.  C’est comme un égoïste extrême, quand l’égoïste serait plutôt un salaud minimal ou ordinaire. Qui ne ferait un peu de mal à autrui, si cela doit aboutir à un grand bien pour soi ? Qui ne s’autoriserait un petit mensonge, si c’est pour faire fortune ? Qui ne volerait, pour sauvait sa peau ? Egoïsme, mais tolérable. Le salaud va plus loin : il fait subir un grand mal à autrui, pour obtenir un petit bien pour soi. Egoïsme toujours, mais intolérable. Par exemple celui qui tuerait pour une satisfaction d’amour propre, qui violerait pour un orgasme, qui torturerait pour une idée ou un billet.

 

Etre un salaud n’est pas à la portée de n’importe qui. Il y faut beaucoup d’insensibilité à la souffrance d’autrui, beaucoup de haine ou de violence, beaucoup de bonne conscience ou d’inconscience. Cela n’empêche pas de le faire, pour un bien qu’on en attend. C’est ce qui distingue à nouveau le salaud du méchant. Le méchant serait celui qui choisirait le mal comme but : celui qui serait nazi en pensant que le nazisme est une horreur. Mais celui-là ne serait pas nazi, et n’aurait aucune raison de le devenir. Les nazis étaient persuadés que le nazisme était un bien, au moins pour l’Allemagne, au moins pour eux, et que cela justifiât tout ; c’est ce qu’on appelle un nazi et c’est ce qu’on appelle un salaud.

 

Le salaud, c’est celui qui est prêt à sacrifier autrui à soi, à son propre intérêt, à ses propres désirs, à ses opinions ou à ses rêves.

 

Cela rejoint la pensée de Sartre, qui, le premier, fit du salaud une catégorie philosophique. Le salaud, au sens sartrien du terme, c’est celui qui se croit, qui se prend au sérieux, celui qui oublie sa propre contingence, sa propre responsabilité, sa propre liberté, celui qui est persuadé de son bon droit, de sa bonne foi, et c’est la définition même, pour Sartre, de la mauvaise. Le salaud, au fond, c’est celui qui se prend pour Dieu (l’amour en moins), ou qui est persuadé que Dieu (ou l’Histoire, ou la Vérité)  est dans son camp et couvre, comme on dit à l’armée, ou autorise, ou justifie, tout ce qu’il se croit tenu d’accomplir. Saloperie des inquisiteurs. Saloperie des croisés. Saloperie du « socialisme scientifique » ou du « Reich de mille ans ». Saloperie, aussi bien, du bon bourgeois tranquille, qui vit la richesse comme son essence et le capitalisme comme un destin. Saloperie de la droite, disait Sartre (« de droite, pour moi, ça veut dire salaud »), ce qui illustre assez bien une certaine saloperie de gauche. Le salaud, c’est celui qui a bonne conscience. C’est « l’ayant-droit », comme dit François George dans ses Deux études sur Sartre, autrement dit celui qui est convaincu de sa propre nécessité, de sa propre légitimité, de sa propre innocence. C’est pourquoi aucun salaud ne se croit tel : tous les salauds sont de mauvaise foi, qui ne cessent de se trouver des justifications ou des excuses. Aussi le contraire du salaud n’est-il pas d’abord le saint, ni le sage, ni le héros, mais l’homme lucide et authentique, comme dirait Sartre, celui qui assume sa propre liberté, sa propre solitude, sa propre gratuité. Le salaud, dit un jour l’auteur de La Nausée, c’est le « gros plein d’être ». Et le contraire de cette saloperie du moi, c’est  la conscience, qui est néant, qui est impossible coïncidence de moi à moi, qui est exigence, arrachement, liberté, responsabilité, culpabilité… Mauvaise conscience ? C’est la conscience même, dont la bonne n’est que dénégation.

 

Qu’est-ce qu’un salaud ? C’est un égoïste qui a bonne conscience, qui est persuadé d’être un type bien, et que le salaud, en conséquence, c’est l’autre. C’est pourquoi il s’autorise le pire, au non du meilleur ou du soi – d’autant plus salaud qu’il se croit justifié à l’être, et pense donc ne l’être pas.

 

Les hommes ne sont pas méchants ; ils sont mauvais et se croient bons. Saloperie : égoïsme de bonne conscience et de mauvaise foi. Les salauds sont innombrables, et convaincus de leur innocence.

 

Mieux vaudrait un égoïste lucide et se sachant responsable de ce qu’il est ou fait, qu’un égoïste satisfait de soi et convaincu de son bon droit. En langage sartrien : mieux vaut un égoïste authentique qu’un vrai salaud.

Mais le seul égoïste authentique, le seul égoïste insatisfait, c’est celui qui ne se résigne pas à l’être. C’est ce qu’on appelle la conscience morale, et le contraire de la saloperie.

 

André Come-Sponville, Le goût de vivre et cent autres propos, ed Albin, Michel, 1ère parution dans L'Evènement du Jeudi, 1994.

 

Publié dans Politique

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