Opinion sur les subsistances - Robespierre
(…) La liberté indéfinie du commerce ; et des baïonnettes pour calmer les alarmes ou pour opprimer la faim, telle fut la politique vantée des nos premiers législateurs (…) Les auteurs de la théorie (de la « liberté indéfinie du commerce », NDLR) n’ont considéré les denrées les plus nécessaires à la vie que comme une marchandise ordinaire, et n’ont mis aucune différence entre le commerce du blé, par exemple, et celui de l’indigo ; ils ont plus disserté sur le commerce des grains, que sur la subsistance du peuple (…) Ils ont compté pour beaucoup les profits des négociants ou des propriétaires, et la vie des hommes à peu près pour rien. Eh pourquoi ! C’étaient des grands, les ministres, les riches qui écrivaient, qui gouvernaient ; si c’eût été le peuple, il est probable que ce système aurait reçu quelques modifications !
Le bon sens, par exemple, indique cette vérité, que les denrées qui ne tiennent pas aux besoins de la vie, peuvent être abandonnées aux spéculations les plus illimitées du commerçant ; mais la vie des hommes ne peut être soumise aux mêmes chances. (…)
Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister.
La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes.
Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle, et qui soit abandonné à l’industrie des commerçants. Tout spéculation mercantile que je fais aux dépens de la vie de mon semblable n’est point un trafic, c’est un brigandage et un fratricide.
(…) Comment donc a-t-on pu prétendre que toute espèce de gêne, ou plutôt que toute règle sur la vente du blé était une atteinte à la propriété et déguiser ce système barbare sous le nom spécieux de la liberté du commerce ? Les auteurs de ce système ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils sont nécessairement en contradiction avec eux-mêmes ?
(…) J’ai dit que les autres causes des opérations désastreuses du monopole, étaient la liberté indéfinie et l’impunité. Quel moyen plus sûr d’encourager la cupidité et de la dégager de toute espèce de frein, que de poser en principe que la loi n’a pas même le droit de la surveiller, de lui imposer les plus légères entraves ? Que la seule règle qui lui soit prescrite c’est le pouvoir de tout oser impunément ? Que dis-je ? Tel est le degré de perfection auquel cette théorie a été portée, qu’il est presqu’établi que les accapareurs sont impeccables ; que les monopoleurs sont les bienfaits de l’humanité ; que, dans les querelles qui s’élèvent entre eux et le peuple, c’est le peuple qui a toujours tort. (…) La liberté indéfinie n’est autre chose que l’excuse, la sauvegarde et la cause de cet abus. Comment pourrait-elle en être le remède ? De quoi se plaint-on ? Précisément des maux qu’a produits le système actuel, ou du moins des maux qu’il n’a pas pu prévenir ? Et quel remède nous propose-t-on ? Le système actuel. Je vous dénonce les assassins du peuple, et vous répondez : laissez les faire. Dans ce système, tout est contre la société ; tout est en faveur des marchands de grains.
(…) Le plus grand service que le législateur puisse rendre aux hommes, c’est de les forcer à être honnêtes gens. Le plus grand intérêt de l’homme n’est pas d’amasser des trésors, et la plus douce propriété n’est point de dévorer la subsistance de cent familles infortunées. Le plaisir de soulager ses semblables, et la gloire de servir sa patrie, valent bien ce déplorable avantage. A quoi peut servir aux spéculateurs les plus avides, la liberté indéfinie de leur odieux trafic ? A être, ou opprimés, ou oppresseurs. Cette dernière destinée, surtout, est affreuse. Riches, égoïstes, sachez prévoir et prévenir d’avance les résultats terribles de la lutte de l’orgueil et des passions lâches contre la justice et contre l’humanité. Que l’exemple des nobles et des rois vous instruise. Apprenez à goûter les charmes de l’égalité et les délices de la vertu ; ou du moins contentez-vous des avantages que la fortune vous donne, et laissez au peuple, du pain, du travail et des mœurs. (…) Et vous, législateurs, souvenez-vous, que vous n’êtes point les représentants d’une caste privilégiées, mais ceux du peuple français, n’oubliez pas que la source de l’ordre, c’est la justice ; que le plus sûr garant de la tranquillité publique, c’est le bonheur des citoyens, et que les longues convulsions qui déchirent les Etats ne sont que le combat des préjugés contre les principes, de l’égoïsme contre l’intérêt général ; de l’orgueil et des passions des hommes puissants, contre les droits et contre les besoins des faibles.
Robespierre, 1792, in Les grands discours parlementaires de la Révolution, ed. Armand Collin