Chasse à l'enfant - Prévert
L’île du Levant, avant d’être le Paradis des naturistes a été un bagne pour Enfants.
Février 1861. Un convoi de 60 enfants et jeunes de 5 à 21 ans sort de la prison de la Roquette, à Paris. Destination : la plus sauvage et la plus belle des îles d’Or, le Levant au large de Toulon. Ils seront les premiers pensionnaires d’un lieu qui ne dit pas son nom hypocritement appelé « Colonie agricole de Ste-Anne » propriété du comte de Pourtalès. En autorisant ces bagnes privés pour mineurs, l’empereur Napoléon III entend assainir les villes et les campagnes des gavroches, vagabonds et autres orphelins qui les peuplent. Le plus gros délit commis par ces mômes ne saurait dépasser le vol d’un morceau de pain ou de fromage pour faire taire un estomac affamé. Qu’importe: un tel acte mérite punition, et la plus efficace est le centre de redressement. Dans ce premier convoi, il y a Jean Devillaz, un solide Savoyard recueilli à la mort accidentelle de ses parents par un oncle commissaire de police dont il fuit les services; Théo Gruner, matelot depuis l’age de 8 ans, arrêté lors d’une bagarre sur le port de Marseille; Roncelain, apprenti forgeron; Baumais, jeune aventurier venu de Belgique… Ensemble, ils vont constituer la bande des « Vulnérables » qui défendra les plus jeunes et les plus fragiles. Ensemble, ils vont survivre aux brimades, privations, mutineries et évasions qui se succèderont jusqu'à leur libération. L’histoire de ce pénitencier ne serait pas connue du grand public si Claude Gritti, enfant du Lavandou (var), découvrant un jour des ossements sur l’île, n’avait décidé de se faire l’historien d’un passé trouble en menant l’enquête. Il en tire un livre bouleversant dans lequel, a écrit le journaliste Patrick Lorenzini dans Nice matin, « la soleilleuse île du Levant prend inexorablement des noirceurs d’île du diable ». Suicides, évasions, noyades, malnutrition, maladie…Dix pour cent des 1 057 pensionnaires qui connurent la colonie pendant 19 ans moururent dont quatorze d'entre eux dans l'incendie du 2 octobre 1866, né d'une révolte. Claude Gritti joint à son récit la triste litanie et précise l'âge des victimes. Quatre d'entre eux étaient âgés de dix ans — Auguste Roustan, né à Soyans-sur-Die (Drôme), mort le 2 octobre 1862 ; Eugène Gay, né à Allos (Basses-Alpes), mort le 25 octobre 1863 ; Aimé Noël né à Vaubadon (Calvados), mort le 19 mars 1865 ; Siméon Soulage, né à Charols (Drôme), mort le 23 février 1874.
Les enfants du Levant, Claude Gritti, ed. JC Lattes
Ce genre d'institution a perduré jusqu'au 20e siècle, notamment en Bretagne, où la dernière fermera en 1977. Autrefois, la Bretagne comptait plusieurs centres de rééducation bretons, publics ou privés. Le plus connu fut l’institution publique de Belle-Île-en-Mer (Morbihan), autour de laquelle s’est forgée la légende noire d’un bagne d’enfants parmi les plus répressifs et répulsifs . La "notoriété" de ce bagne pour enfants a éclaté dans les années 1930, lors d’une émeute à l’intérieur de cette prison unique. La presse a alors dénoncé les colonies dites “pénitentiaires” ou “correctionnelles” pour mineurs comme étant des bagnes d’enfants.
L’institution belliloise, dite de la "Haute Boulogne", est une ancienne colonie agricole et maritime datant de 1880, située sur un terre-plein derrière la forteresse Vauban, au Palais. En août 1934, une révolte éclate sur l’île. Un des enfants, avant de manger sa soupe dans le silence absolu, a ce jour-là osé mordre dans un morceau de fromage. Les surveillants l’ont alors rossé de coups. A la suite de ces mauvais traitements administrés à leur camarade, une émeute éclate au sein de l’institution de Belle-Île-en-Mer, qui provoque l’évasion massive de 55 pupilles. Ce fait divers est suivi d’une campagne de presse très virulente, et va inspirer des intellectuels comme Jacques Prévert, qui écrit son célèbre poème "La Chasse à l’enfant". Il y dénonce la "battue" organisée sur l’île, avec prime de 20 francs offerte aux touristes et aux habitants de Belle-île, pour chaque garçon capturé. Entourée par un mur d’enceinte, l’institution se composait d’une série de baraquements disposés plus ou moins en quinconce sur le terrain. Y sont détenus les jeunes d’au moins treize ans condamnés à des peines de 6 mois à 2 ans ainsi que des adolescents détenus jusqu’à leurs 16 ans ou à leurs 21 ans. En 1902 la colonie pénitentiaire de Belle-Ile installée à côté de la Citadelle (Le Palais) est agrandie pour accueillir davantage de détenus (117 hectares sur le domaine de Bruté, à cinq kilomètres à l’intérieur de l’île). Le pénitencier compte jusqu’à 320 pensionnaires. L’année 1940 marque la fin dans les textes de ce que l’on appelait les bagnes d’enfants. La "maison" de Belle-Ile alors devenue "institut public d’éducation surveillée" (IPES) fonctionnera encore quatre ans. En 1945, l’institut est évacué puis Haute-Boulogne reprend du service en accueillant des mineurs coupables d’avoir appartenus à la Milice installée en France par les nazis pendant l’Occupation. Fin 1947, l’IPES rouvre ses portes, avec un régime assoupli, plus "éducatif" que "répressif". Parce que c’était sur une île, la colonie de Belle-Île s’est retrouvée presque naturellement destinée à accueillir ceux que l’on considérait comme “les plus durs”, les plus insubordonnés. Selon Marie Rouanet, les occupants de ces "prisons" pour enfants étaient le plus souvent coupables de petits délits, ou tout simplement indisciplinés. De 1850 jusqu’au milieu du XXe siècle, des milliers de jeunes sont condamnés à la maison de correction, et y subissent de durs châtiments. Parmi les délits recensés dans ces institutions françaises, le vol est l’un des plus courants (tuiles d’église, vol de saucisse...). Après une plainte de voisin par exemple, le voyou peut en prendre pour 4 ans ! Autre exemple, cité par Marie Rouanet, que celui d’un garçon de 12 ans contre qui le curé de Cintegabelle porte plainte. Le jeune homme "fume ostensiblement, ne retire pas sa casquette et tient des propos irrévérencieux au passage d’une procession. Coupable de « trouble à l’ordre public sur le parcours d’une procession et pendant l’exercice du culte », celui-ci est condamné à deux ans de maison de correction". Les enfants errants, les mendiants et les petites filles qui se prostituent, sont également enfermés. D’autres encore viennent de l’Assistance publique, après une mauvaise conduite dans leur famille d’accueil par exemple. La journée décrite ci-dessous se déroulait ainsi dans la plupart des institutions pénitentiaires pour enfants en France. On peut donc imaginer qu’elle était semblable à Belle-île. Lever à 6 heures du matin avec des exercices d’hygiène rudimentaires. Pour le petit déjeuner, un simple morceau de pain. Puis ils vont aux ateliers agricoles ou dans leur salle de cours, selon la saison. Les jeunes marchent à pied en rang serré jusqu’aux champs, avec interdiction de se parler pendant les huit à douze heures de travaux quotidiens. Pour le déjeuner, du pain trempé dans du bouillon de légumes, et un plat de légumes (souvent secs). Le soir, de la soupe. En cas de manquement à la discipline, les punitions sont diverses : régime pain sec, piquet dans la position à genoux pendant les récréations, cachot... En théorie, les coups sont interdits, mais les mauvais traitements sont nombreux (coups de ceinture, coups de trousseau de clefs, sévices sexuels). Après 1945, une ordonnance sur la protection judiciaire de la jeunesse considère le jeune délinquant comme un individu digne de ce nom. L’enfant est autorisé à sortir le dimanche. L’accent est mis davantage sur l’éducation au détriment de l’apprentissage, lequel a montré ses limites. Des efforts sont fait en matière d’hygiène et d’activités sportives. L’institution de Belle-île ferme définitivement ses portes en 1977. link
À la publication du livre de Claude Gritti, Christian Eymery, directeur adjoint du Créa d’Aulnay-sous-bois (Seine-St-Denis) décide d’en tirer un opéra pour enfants. « Je voulais sortir des sujets naïfs, oniriques, parfois un peu potaches dans lesquels on cantonne trop souvent les opéras pour enfants. Avec ce récit, nous avion un sujet fort, poignant. Difficile, j’en étais conscient. Mais le fait de raconter une histoire ancrée dans la réalité et non une fiction a rendu le projet plus excitant. » Les quarante apprentis chanteurs, âgés de 10 a 15 ans, ont tout de suite été partants. Il faut dire que Christian Eymery, Claude Gritti et Isabelle Aboulker- elle a composer la musique- ont tout fait pour les mettre dans le bain. Pour appréhender la réalité vécue par d’autre gamins de leur âge, un siècle et demi plus tôt, ils ont pu visiter le Levant, bien que l’île soit aujourd’hui occupée a 90% par une base militaire. Derrière le bruit des vagues, le chant des cigales et les senteurs de la garrigue, ils ont été happés par le gouffre béant des cachots et se sont inclinés devant la stèle érigée par Claude Gritti pour rendre hommage aux victimes privées de vraies sépultures. "Quand ils ont vu (mort carbonisé) inscrit dans la pierre, leurs visages se sont assombris "se souvient Christian Eymery. Quatre ans plus tard, L’aventure de cet opéra reste leur plus beau souvenir. Je n’oublierai jamais l’émotion qui jaillissait lors du chant final. Il est des regards qui ne trompent pas. » Le livre, l’opéra…Et maintenant le CD pour garder une trace de cette histoire vraie. Claude Brasseur a prêté sa voix grave, rocailleuse et tendre pour les parties non chantées. Et un livret éducatif accompagne le disque pour mieux comprendre l’évolution de la justice enfantine depuis cette époque.
«Combien, combien de temps déjà ?
Combien combien de temps encore ?
Bien sûr je suis vivant, mais pour combien de temps ?»
Le CD «Les enfants du Levant», édité par Frémeaux et associés link
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Au-dessus de l'île on voit des oiseaux
Tout autour de l'île il y a de l'eau
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu'est-ce que c'est que ces hurlements ?
Bandit ! Voyou ! Voyou ! Chenapan !
C'est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l'enfant
Il avait dit "J'en ai assez de la maison de redressement"
Et les gardiens, à coup de clefs, lui avaient brisé les dents
Et puis, ils l'avaient laissé étendu sur le ciment
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant, il s'est sauvé
Et comme une bête traquée
Il galope dans la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes, les touristes, les rentiers, les artistes
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C'est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l'enfant
Pour chasser l'enfant, pas besoin de permis
Tous les braves gens s'y sont mis
Qui est-ce qui nage dans la nuit ?
Quels sont ces éclairs, ces bruits ?
C'est un enfant qui s'enfuit
On tire sur lui à coups de fusil
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Tous ces messieurs sur le rivage
Sont bredouilles et verts de rage
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Rejoindras-tu le continent ? Rejoindras-tu le continent !
Au-dessus de l'île On voit des oiseaux
Tout autour de l'île il y a de l'eau
Prévert, in Paroles
Et aussi J. Fayard, in Une enfance en enfer, Le Cherche-Midi, M. Rouanet, in Les enfants du bagne, Pocket
http://www.europe1.fr/MediaCenter/Emissions/Cafe-crimes/Sons/Les-enfants-de-l-Ile-du-Levant-221088/link