Considérations actuelles sur la guerre et la mort - Freud
La guerre à laquelle nous ne voulions pas croire éclata et fut pour nous une source de... déceptions. Elle n'est pas seulement plus sanglante et plus meurtrière qu'aucune des guerres du passé, à cause des terribles perfectionnements apportés aux armes d'attaque et de défense, mais elle est aussi, sinon plus, cruelle, acharnée, impitoyable que n'importe laquelle d'entre elles. Elle ne tient compte d'aucune des limitations auxquelles on s'astreint en temps de paix et qui forment ce qu'on appelle le droit des gens, elle ne reconnaît pas les égards dus au blessé et au médecin, elle ne fait aucune distinction entre la partie combattante et la partie non combattante de la population, elle viole le droit de propriété. Elle renverse tout ce qu'elle trouve sur son chemin, et cela dans une rage aveugle, comme si après elle il ne devait plus y avoir d'avenir ni de paix entre les hommes. Elle fait éclater tous les liens de communauté qui rattachent encore les uns aux autres les peuples en lutte et menace de laisser après elle des rancunes qui rendront impossible pendant de longues années la reconstitution de ces liens.
Elle a révélé encore ce fait à peine concevable que les peuples civilisés se connaissent et comprennent si peu que les uns se détournent des autres avec haine et horreur. Une des grandes nations civilisées est même devenue tellement haïssable que l'ayant proclamée « barbare », on avait essayé de l'éliminer de la grande communauté civilisée, bien qu'elle ait prouvé ses aptitudes à la civilisation par des contributions de tout premier ordre. Nous voulons bien espérer qu'un historien impartial réussira à montrer que c'est la nation dont la langue est la nôtre et dans les rangs de laquelle luttent ceux qui nous sont chers qui a le moins violé les lois de la morale humaine. Mais, en des jours comme ceux qui nous vivons, qui saurait s'ériger en juge de sa propre cause ?
Les peuples sont représentés à peu près par les États qu'ils forment ; les États, par les gouvernements qui les dirigent. Chaque ressortissant d'une nation peut, avec horreur, constater au cours de cette guerre ce dont il avait déjà une vague intuition en temps de paix, à savoir que si l'État interdit à l'individu le recours à l'injustice, ce n'est pas parce qu'il veut supprimer l'injustice, mais parce qu'il veut monopoliser ce recours, comme il monopolise le sel et le tabac. L'État en guerre se permet toutes les injustices, toutes les violences, dont la moindre déshonorerait l'individu. Il a recours, à l'égard de l'ennemi, non seulement à la ruse permise, mais aussi au mensonge conscient et voulu, et cela dans une mesure qui dépasse tout ce qui s'était vu dans des guerres antérieures. L'État impose aux citoyens le maximum d'obéissance et de sacrifices, mais les traite en mineurs, en leur cachant la vérité et en soumettant toutes les communications et toutes les expressions d'opinions à une censure qui rend les gens, déjà déprimés intellectuellement, incapables de résister à une situation défavorable ou à une sinistre nouvelle. Il se dégage de tous les traités et de toutes les conventions qui le liaient à d'autres États, avoue sans crainte sa rapacité et sa soif de puissance que l'individu doit approuver et sanctionner par patriotisme.
Qu'on ne vienne pas nous dire que l'État ne peut pas renoncer à avoir recours à l'injustice, car s'il y renonçait, il se mettrait en état d'infériorité. Se conformer aux normes morales, renoncer à l'activité brutale et violente est pour l'individu aussi peu avantageux que pour l'État, et celui-ci se montre rarement disposé à dédommager le citoyen des sacrifices qu'il exige de lui. Il ne faut pas, en outre, s'étonner de constater que le relâchement des rapports moraux entre les grands individus de l'humanité ait eu ses répercussions sur la morale privée, car notre conscience, loin d'être le juge implacable dont parlent les moralistes, est, par ses origines, de l'« angoisse sociale », et rien de plus. Là où le blâme de la part de la collectivité vient à manquer, la compression des mauvais instincts cesse, et les hommes se livrent à des actes de cruauté, de perfidie, de trahison et de brutalité, qu'on aurait crus impossibles, à en juger uniquement par leur niveau de culture.
C'est ainsi que le citoyen de l'univers civilisé dont nous avons parlé plus haut se sent tout à coup étranger dans le monde qui l'entoure, en présence de la ruine de sa patrie, de la dévastation de biens communs, de l'humiliation des citoyens dressés les uns contre les autres.
Freud, Considérations actuelles sur la guerre et la mort, in Oeuvres complètes XIII, ed puf