Epitaphe: la ballade des pendus - Villon et P Michon
Il m’est rarement arrivé de prier. Au début de septembre 2001, ma mère, qui pendant sa vie d’adulte avait tâché d’être mon père et ma mère, qui dans sa grand vieillesse aurait pu être ma fille, ma mère se mourrait à l’hôpital de la petite ville de G. Il y avait des arbres énormes par sa fenêtre, une muraille de feuilles. Chaque journée de cette fin d’été était belle, le soleil variait à n’en plus finir sur ce mur vert, sous les yeux d’une mourante qui avait aimé les arbres. Je la voyais chaque jour, mais quand j’arrivai le 7 septembre je vis que ça y était (mon esprit le vit, mon cœur ne pouvait pas le suivre) : elle râlait, elle ne parlerait plus, elle était entrée dans ce moment de l’âme errante que les Tibétains appellent le bardo. Je m’assis près d’elle, et, au bout d’un moment que je suis incapable de mesurer, heures ou minutes, je me levai en coup de vent, sortis, et courus dans une librairie pour acheter des livres. (…) Quand j’entrai dans la chambre de ma mère, elle ne râlait plus, elle ne respirait plus, sa main que je pris était encore tout à fait tiède. (…) Les livres étaient bien sagement posés au pied du lit dans leur petite pochette, près des pieds des cadavres qui sont tout petits. La muraille verte était bonne à l’esprit. L'esprit était tiède lui aussi comme il l'est toujours. Je devais prier, appeler le cœur et l'âme, que cette femme méritait. J'essayai une de ces choses apprises au catéchisme, sans doute le Notre Père, je m'arrêtai très vite. Et puis le texte, la prière s'imposa, venue de très loin, comme envoyée par un autre, et je la dis haut, pour que la morte l'entende, en quelque sorte : "Frères humains qui après nous vivez, n'ayez les cœurs contre nous endurcis, car si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci." Le cœur et l'âme accoururent, je dis le poème d'un bout à l'autre comme il doit être dit, dans les larmes, je me tins debout devant le cadavre de ma mère comme on doit s'y tenir, dans les larmes.
Pierre Michon, in Corps du roi, ed. Verdier
Frères humains, qui après nous vivez,
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
Vous nous voyez ci attachés, cinq, six:
Quant à la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s'en rie;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
Se frères vous clamons, pas n'en devez
Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par justice. Toutefois, vous savez
Que tous hommes n'ont pas bon sens rassis.
Excusez-nous, puisque sommes transis,
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l'infernale foudre.
Nous sommes morts, âme ne nous harie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
La pluie nous a débués et lavés,
Et le soleil desséchés et noircis.
Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charrie,
Plus becquetés d'oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
Prince Jésus, qui sur tous a maistrie,
Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie :
A lui n'ayons que faire ne que soudre.
Hommes, ici n'a point de moquerie;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
Villon, La Ballade des Pendus