Paradis artificiels

Publié le par sophie

Hier soir,
garde en réanimation
reçoit
trente ans
cocaïnomane connu
délire toxique
automutilation
arrachement de l'oeil droit
arrêt cardiaque ressuscité
traitement du syndrome post-arrêt
hémodynamique instable
H12: passage en mydriase
unilatérale de fait puisque un oeil unique
absence de réflexes du tronc cérébral
mort cérébrale confirmée par l'angio-scanner
appel de l'astreinte "prélèvement d'organes"
patients à risque
état général trop précaire
pas de prélèvement
arrêt de la réanimation
information de la femme
lacération de ses mains
paumes en sang
appel du psychiatre de garde
fille de trois ans endormie dans la salle d'attente
toilette mortuaire
transfert à la morgue
liasse des papiers de décès remplie
mort naturelle
absence d'obstacle médico-légal
heure du décès: vingt heures vingt
ménage de la chambre treize
vingt deux heures: chambre prête


"O juste, subtil et puissant opium ! Toi qui, au coeur du pauvre comme du riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour les angoisses qui induisent l'esprit en rébellion, apportes un baume adoucissant ; éloquent opium ! toi qui, par ta puissante rhétorique, désarmes les résolutions de la rage, et qui, pour une nuit, rends à l'homme coupable les espérances de sa jeunesse et ses anciennes mains pures de sang ; qui, à l'homme orgueilleux, donnes un oubli passager.

Des torts non redressés et des insultes non vengées;

qui cites les faux témoins au tribunal des rêves, pour le triomphe de l'innocence immolée; qui confonds le parjure; qui annules les sentences des juges iniques; - tu bâtis sur le sein des ténèbres, avec les matériaux imaginaires du cerveau, avec un art plus profond que celui de Phidias et de Praxitèle, des cités et des temples qui dépassent en splendeur Babylone et Hékatompylos ; et du chaos d'un sommeil plein de songes tu évoques à la lumière du soleil les visages des beautés depuis longtemps ensevelies, et les physionomies familières et bénies, nettoyées des outrages de la tombe. Toi seul, tu donnes à l'homme ces trésors, et tu possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant opium !"

  Baudelaire, les Paradis Artificiels

Publié dans Poésie personnelle

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