La mort de la vierge - Caravage - Affronter la vérité des émotions
Ils sont rassemblés autour du corps. Leurs grands manteaux tombent lourdement. Un peu de lumière frappe le dessus de leurs crânes. Les visages importent moins que les corps. Les postures parlent davantage que les traits. Sans doute parce que leur douleur passe avant leur identité. Ce qu’ils sont, eux ou la femme que l’on a étendue là, n’y change rien. Leurs noms peuvent attendre. Le spectateur reconnaît la scène avant de savoir où et quand elle est jouée, pour qui on a pleuré. Ce serait la même scène n’importe où, pour n’importe qui. D’ailleurs, ils ne se préoccupent pas d’être vus, ni de ce que l’on pourra penser de leur tenue. Ils se tamponnent les yeux avec leurs poings, leur chagrin les voûte. Ils sont là simplement sans trop bouger. Il n’y a plus rien à faire.
Caravage n’a pas représenté l’intensité du dernier instant, l’affolement qui a pu les saisir. Il peint ce qui survient juste après. La stupeur, le vide, l’inutilité accablante des gestes avant que les rituels de la mort ne commencent et peu à peu le temps des vivants puissent reprendre.
(…) Une jeune femme assise tout près de nous, pleure, le visage enfoui dans ses mains. Pourtant, aussi véritable soit-elle, ce n’est pas son affliction qui frappe le spectateur, mais plutôt la clarté de sa nuque et de ses cheveux blonds, l’éclat de sa robe ambrée. Au milieu de toute cette douleur, sa beauté a quelque chose d’incongru. Elle détonne. Le regard s’attarde sur elle et se console, il se laisse dériver au gré de la lumière, il oublie…Pas longtemps. La bassine de cuivre le rappelle à la réalité triviale. Elle barre le passage ; pour un peu, on la heurterait du pied. La contemplation s’évanouit, il faudra faire la toilette de la morte. La jeune femme saura y pourvoir.
Le deuil de ces gens ressemble à tous les deuils. Et bien que le titre du tableau ne laisse aucun doute, il faut regarder attentivement pour apercevoir l’auréole, un mince filet d’or qui flotte derrière la tête de cette femme allongée. La Bible ne dit rien de la mort de la Vierge. Mais la légende rapporte que les apôtres furent alors miraculeusement portés auprès d’elle. Ce sont eux que l’on voit ici, pieds nus et fatigués. L’un d’eux, à droite, appuie la tête sur sa main, dans une position méditative et mélancolique. C’est Saint Jean, qui selon la tradition prit soin de Marie après la mort du Christ. L’étoffe sombre qui le drape souligne la fermeté du personnage. Obscurci par le deuil, il reste le plus vif, on pourrait dire le plus vertical. Les autres, autour, ont la densité un peu accidentée des vieux arbres.
La ligne qui divise le mur, à l’arrière-plan, marque le poids d’ombre qui s’abat sur eux. Comme il en a coutume dans de nombreuses œuvres, Caravage utilise le fond du tableau pour traduire les rapports de force ou les tensions qui règnent entre les personnages ou dans leur esprit. C’est en quelque sorte une traduction abstraite, réduite à la géométrie du clair-obscur, du drame qui se déroule.
Marquée par l’âge, la Vierge est allongée sur une vulgaire table. Sa robe se retrousse un peu, laisse voir les chevilles. Une couverture a été jetée à la hâte. On pense à un accident plus qu’à une mort paisible, comme si l’on avait dû improviser, vite arranger ce corps qu’on ne pouvait abandonner par terre…La scène sonne vrai. Trop vrai pour les ecclésiastiques qui en 1607 découvrent le tableau avec effarement : qu’en est-il de l’émerveillement des apôtres vers la Vierge et la Vierge vers le ciel ? C’est qu’il aurait fallu comprendre cet instant comme une transition heureuse, comme un « passage » et non comme une fin. Mais Caravage n’en suggère rien. Il ne montre pas non plus le Christ, que l’on observe traditionnellement tenant dans ses bras ce qui semble être un enfant mais qui figure en fait l’âme de sa mère, accueillie bientôt dans le royaume éternel.
L’image de Marie n’est pas seulement surprenante, elle inquiète comme un sacrilège. Sa jeunesse éternelle comme sa chasteté s’inscrivaient dans le dessein de Dieu. Mais rien dans le tableau ne dénote la moindre gloire divine. Rien non plus dans les traits éteints de la Vierge qui laisse supposer sa joie anticipée.
Le décorum n’est pourtant pas absent : le grand rideau rouge qui domine la scène apporte même une note de théâtralité étrange sans rapport avec la réalité décrite par ailleurs. Il est vrai que c’est là un accessoire habituel dans la peinture depuis des siècles. Le rideau anoblit toujours plus ou moins ce qu’il dévoile. Il ouvre sur une réalité plus haute, quand il ne s’agirait que du prestige obligatoire d’un portrait d’apparat. Mais derrière l’accessoire de théâtre flotte le souvenir du voile du Temple, qui protégeait le Saint des Saints du regard du profane.
La mise en scène peut embarrasser aujourd’hui, comme l’usage d’un artifice que sa facilité rend suspect. Le spectateur qui sympathisait en secret avec les personnages, se prend à penser que tout cela, après tout, n’est que du spectacle.
Peut-être est-il temps de prendre du recul, de faire quelques pas, comme pour quitter le théâtre.
C’est alors que tout se met en place : le visage de la Vierge d’abord. Saisissant dans la lumière, ce visage est le seul que l’on puisse voir complètement alors que tous les autres subissent à des degrés divers la salissure de cette ombre qui marque leur dimension terrestre. Puis cette robe qui retombe au bord de la table, sous le rideau trop luxueux…Le dénuement et la grandeur, une chute et un déploiement. Le rideau, cet élément de décor banal entre tous, ce truc d’atelier qu’on allait tout juste pardonner au peintre, le rideau joue ici son plus beau rôle. Caravage établit entre lui et le corps de la Vierge un parallélisme rigoureux et magistral.
Le peintre s’est passé des codes établis. La réalité des émotions vécues l’emporte de loin sur les conventions. Tant pis pour les anges. Caravage fait dialoguer la terre et le ciel selon ses propres termes. Si l’étoffe du grand rideau répond ainsi à celle de la robe, c’est qu’elle lui promet l’au-delà. Le drapé ne représente rien, il ne s’agit pas de remplacer un symbole par un autre. Il n’est que l’indice, mais l’indice magnifique, d’un dépassement toujours possible. La Vierge et sa vilaine robe chiffonnée ont l’accent rauque de la réalité, le rideau les transfigure. En ces années qui voient naître l’opéra, ce mariage entièrement nouveau de la musique et du théâtre, le tableau devient lui aussi un espace de résonance.
Le rideau monte comme un chant, il s’élève vers le ciel comme le signe d’une vie plus grande, aussi libre, aussi puissant qu’un aria…
Ce n’est peut-être pas encore le dernier acte.
Françoise Barbe-Gall, in Comment regarder un tableau, ed. EPA-Hachette