La Chute (2) - Camus

Publié le par sophie


Continuer, voilà ce qui est difficile. Tenez, savez-vous pourquoi on l'a crucifié, l'autre, celui auquel vous pensez en ce moment, peut-être? Bon, il y avait des quantités de raisons à cela. Il y a toujours des raisons au meurtre d'un homme. Il est, au contraire, impossible de justifier qu'il vive. C'est pourquoi le crime trouve toujours des avocats et l'innocence, parfois seulement. Mais, à côté des raisons qu'on nous a très bien expliqué pendant deux mille ans, il y en avait une grande à cette affreuse agonie, et je ne sais pourquoi on la cache si soigneusement. La vrai raison est qu'il savait, lui, qu'il n'était pas tout à fait innocent. S'il ne portait pas le poids de la faute dont on l'accusait, il en avait commis d'autres, quand même il ignorait lesquelles. Les ignrait-il d'ailleurs? Il était à la source après tout; il avait dû entendre parler d'un certain massacre des innocents. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l'emmenaient en lieu sûr, pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui? Il ne l'avait pas voulu, bien sûr. Ces soldats sanglants, ses enfants coupés en deux lui faisaient horreur. Mais tel qu'il était, je suis sûr qu'il ne pouvait les oublier. Et cette tristesse qu'on devine dans tous ses actes, n'était-ce pas la mélancolie inguérissable de celui qui entendait au long des nuits la voix de Rachel, gémissant sur ses petits et refusant toute consolation? La plainte s'élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui, et il était vivant!

Sachant ce qu'il savait, connaissant tout de l'homme - ah! qui aurait cru que le crime n'est pas tant de faire mourir que de ne pas mourir soi-même!- , confronté jour et nuit à son crime innocent, il devenait trop difficile pour lui de se maintenir et de continuer. Il valait mieux en finir, ne pas se défendre, mourir, pour ne plus être seul à vivre et pour aller ailleurs, là où, peut-être, il serait soutenu. Il n'a pas été soutenu, il s'en est plaint et, pour tout achever, on l'a censuré. Oui, c'est le troisième évangéliste, je crois, qui a commencé de supprimer sa plainte. "Pourquoi m'as-tu abandonné?" c'était un cri séditieux, n'est-ce pas? Alors, les ciseaux! Notez d'ailleurs que si Luc n'avait rien supprimé, on aurait à peine remarqué la chose; elle n'aurait pas pris tant de place, en tout cas. Ainsi, le censeur crie ce qu'il proscrit. L'ordre du monde aussi est ambigu.

Il n'empêche que le censuré, lui, n'a pu continuer. Et je sais, cher, ce dont je parle. Il fut un temps où j'ignorais, à chaque minute, comment je pourrais atteindre la suivante. Oui, on peut faire la guerre en ce monde, singer l'amour, torturer son semblable, parader dans les journaux, ou simplement dire du mal de son voisin en tricotant. Mais dans certains cas, continuer, seulement continuer, voilà qui est surhumain. Et lui n'était pas surhumain, vous pouvez m'en croire. Il a crié son agonie et c'est pourquoi je l'aime, mon ami, qui est mort sans savoir.

Le malheur est qu'il nous a laissé seuls, pour continuer, quoi qu'il arrive, même lorsque nous nichons dans le malconfort, sachant à notre tour ce qu'il savait, mais incapable de faire ce qu'il a fait et de mourir comme lui. On a bien essayé, naturellement, de s'aider un peu de sa mort. Après tout, c'était un coup de génie de nous dire:"Vous n'êtes pas reluisants, bon, c'est un fait. Eh bien, on ne va pas faire le détail! On va liquider ça d'un coup, sur la croix!" Mais trop de gens grimpent maintenant sur la croix seulement pour qu'on les voie de plus loin, même s'il faut pour cela piétiner un peu celui qui s'y trouve depuis si longtemps. Trop de gens ont décidé de se passer de la générosité pour pratiquer la charité. Ô l'injustice, l'injustice qu'on lui a faite et qui me serre le coeur!

Publié dans Littérature

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