Ancêtres - Cesare Pavese

Publié le par sophie


 

Stupéfié par le monde, il m'arriva un âge

où mes poings frappaient l'air et où je pleurais seul.

Ecouter les discours des hommes et des femmes

sans savoir quoi répondre, ce n’est pas réjouissant.

Mais cet âge a passé lui aussi : je ne suis plus tout seul,

si je ne sais répondre, je m’en passe très bien.

J’ai trouvé des compagnons en me trouvant moi-même.

 

J’ai découvert qu’avant de naître, j’avais toujours vécu

dans des hommes solides, maîtres d’eux,

dont aucun ne savait que répondre et qui tous restaient calmes.

Deux beaux-frères ont ouvert un commerce – le premier

coup de chance en famille – l’étranger était sérieux,

calculant sans arrêt, mesquin et sans pitié : une femme.

Quant au nôtre, au magasin, il lisait des romans

- au village c’était quelque chose – et les clients qui entraient

s’entendaient déclarer par quelques rares mots

qu’il n’y avait pas de sucre et pas plus de sulfate,

que tout était fini. Et c’est lui qui plus tard

a donné un coup de main au beau-frère en faillite.

Quand je pense à ces gens, je me sens bien plus fort

que si devant la glace je roule les épaules

et forme sur mes lèvres un sourire solennel.

J’eus, dans la nuit des temps, un grand-père

qui, s’étant fait rouler par un de ses fermiers,

se mit alors lui-même à bêcher les vignobles – en été –

pour avoir un travail bien fait. C’est ainsi

que toujours j’ai vécu et toujours j’ai gardé

un visage intrépide et j’ai payé comptant.


Et dans notre famille, les femmes ne comptent pas.

C’est-à-dire que chez nous elles restent à la maison

Et nous mettent au monde et ne disent pas un mot

Et ne comptent pour rien et nous les oublions.

Chaque femme répand dans notre sang quelque chose de nouveau

mais elle s’anéantit entièrement dans cette œuvre

et nous seuls subsistons, ainsi renouvelés.

Nous sommes pleins de vices, de tics et d’horreurs

-nous les hommes, les pères - certains se sont tués,

mais il y a une honte qui jamais n‘a touché l’un de nous :

nous ne serons jamais femmes, jamais l‘ombre de personne.

 

J’ai trouvé une terre en trouvant des compagnons,

une terre mauvaise où c’est un privilège

de ne pas travailler en pensant à l’avenir.

Car rien que le travail ne suffit ni à moi ni aux miens ;

nous savons nous tuer à la tâche, mais le rêve de mes pères,

le plus beau, fut toujours de vivre sans rien faire.

Nous sommes nés pour errer au hasard des collines,

sans femmes, et garder nos mains derrière le dos.

 

Cesare Pavese,  in Travailler fatigue, La mort viendra et elle aura tes yeux, Gallimard

Publié dans Poésie - L italienne

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