Vomi soit qui malle y pense - Gerard Lefort

Publié le par sophie

     C'était le soir de la mort de Léon Zitrone.

     - Et il faisait quoi ton oncle? demanda Jean-Luc.

     - Duide.

      Michel savoura à la cantonade l'effet produit. Les derniers clients du Ty-Coz en restèrent le Ricard pétrifié. Et surtout, la gueule de Jean-Luc qui, sous le choc, tentait de remettre en route ce qui lui restait de Q.I.

     Après avoir tutoyé l'obstacle de ses neurones imbibés, l'information, à force de tirer la sonnette, finit quand même par rentrer dans son placard à mots, qui glissèrent sous le paillasson de sa langue un ordre sec: parler!

     - Druide...Tu veux dire druide druide?...Avec la robe longue et la faucille comme dans Astérix?

    - T'as pas oublié d'être con, toi? Des fois, je me demande...

     - Quoi?

     - Rien, laisse tomber la neige.

      Michel était coutumier de ces éclairs de lucidité propres aux grands alcooliques, quand son coma se déchirait en vraies certitudes. C'est sûr, Jean-Luc était un con certifié qui, une fois de plus, venait de lui griller sa sensation. Jean-Luc aurait dû être CRS à Redon ou matelot à bord de la Marie-Connasse. Eh bien même pas, le destin en avait causé à sa vieille cousine Fatalitas, et Jean-luc était simplement Jean-Luc, la trentaine agonisante, plus large que haut, le visage teinté de ce mauve sacerdotal qui n'était pas sans évoquer, à condition d'être complètement bourré, la couleur des bruyères au printemps.

     A temps partiel: bon à rien - bon à tout faire. A temps plein: fier pilier des nombreux bars à soifs aux patronymes en forme de pléonasmes géographiques - Au Virage, le Bas de la Côte, le Carrefour - qui égayaient la riante campagne du cap Sizun. Pourquoi la campagne était-elle toujours riante? Et pourquoi pas de la merdeuse campagne de ce putain de merde de chiottes bouché de cap de mes deux?

     Michel la sentait monter en lui, cette petite acidité de mélancolie qui lui tordait les boyaux bien plus fort que l'alcool qu'il ingurgitait sans plus  s'en rendre compte.

     Jean-Luc le rappela à l'ordre du monde.

     - Hé, Michel, un dernier pour la route.

     Jean-Luc, le sombre con, son putain de copain, son confident, son frêre, son miroir: Lulu, mon beau Lulu, dis-moi, homme de toutes mes peines, suis-je aussi couillon que tu en as l'air.

     Edwige, la patronne du bistrot, sonar de l'agressivité ambiante, détecta façon feu Mitterand qu'on avait largement atteint le seuil de tolérance.

    - Allez les gars, je vais fermer, il est minuit passé, je suis déjà pas en règle avec l'arrêté municipal.

     Elle avait dit ça avec son beau sourire de femme forte - les hanches d'Edwige! -, pas mécontente dans le fond de se vivre subrepticement hors-la-loi.

     - Le maire, je l'encule! avait pâteusement protesté jean-Luc.

     Cette perspective laissa un instant Edwige rêveuse. Mais elle faisait déjà le tour du comptoir et chassait son petit monde de poivrots avec l'assurance d'un brise-glace qui avancerait à coup de nichons.

     Sur la place de la République-et-des-français-libres, Michel proposa à Jean-Luc de le raccompagner.

     - Tu déconnes, je monte pas dans ta lessiveuse, j'ai ma mob devant le PMU.

     La lessiveuse était une voiturette électrique dont le commerce local prospérait rapport au nombre toujours croissant de retraits du permis pour conduite en état d'ivresse. Au tribunal de Quimper, Michel, récidiviste, en avait pris pour deux ans de suspension, six mois de prison avec sursis et deux cent soixante-dix-huit heures de travaux d'intérêt général. Il avait, à ce titre, participé à la rénovation de la salle communale, curé le marouillot qui envasait le déversoir de l'ancien moulin marémoteur, et élagué l'allée de tilleuls qui menait au presbytère. Ce dernier exploit au grand dam des dames de la société protectrice des tilleuls qui avaient retrouvé leurs protégés tronçonnés à mi-hauteur.

     En actionnant le démarreur, Michel se dit qu'il n'était pas si bête, le commentaire de ce couillon de Jean-Luc concernant sa lessiveuse motorisée. Mais en appuyant sur l'accélérateur, il était évident à l'oreille qu'il pilotait plutôt un presse-purée de la première génération Moulinex.

    (....) C'est au niveau du manoir de Trémaria que tout se mit à déconner. Dans le pinceau des phares, Michel distingua une silhouette humaine, debout au milieu de la route. Sur le coup, il envisagea la routine d'un pochtron en pleine crise de reproche au plus haut des cieux. Mais très vite, il admit que ce qu'il avait cru un instant être une grosse branche juchée sur l'épaule du quidam était bel et bien un bazooka qui, dans la fraction de seconde suivante, cracha sa purée de mort dans l'axe exact du pare-brise.

     La dernière pensée de Michel fut: "Quelle merde!"

     Et on ne saura jamais si, fort de cet ultime aphorisme, il songeait encore au mérule, s'il voulait au contraire se flageller d'un dernier bon mot, ou, plus généralement, si, estimant qu'il était grand temps d'élever le débat, il qualifiait ainsi sa conception philosophique du monde au crépuscule de ce siècle.

    Quoi qu'il en fût, ce qui restait de Michel et de ses puissantes pensées s'éparpilla en petites miettes dans un champ d'artichauts. Bien qu'il s'agît à l'évidence d'un meurte, c'était joli à voir dans la nuit noire cette pyrotechnie de tôles incandescentes et de plastiques hachés.

G. Lefort, Le Poulpe, Vomi soit qui malle y pense, ed La Baleine

Publié dans Littérature

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